La Ligue de l’enseignement se lance dans une démarche de prospective autour du sujet : « Former le citoyen en 2040 ? » L’objectif est d’imaginer des futurs possibles (et souhaitables) pour interroger nos actions d’aujourd’hui et de demain. François Taddéi, chercheur, biologiste et directeur du CRI (Centre de recherches interdisciplinaires) a accepté de se plier à l’exercice.
Les Idées en mouvement : Quelles sont les évolutions à venir, celles qui vous paraissent fortement probables, dans le monde des technologies ?
François Taddéi : Les tendances lourdes qui nous sont annoncées sont que la robotique, l’intelligence artificielle et le numérique vont continuer leur développement exponentiel. Certains parlent de la fin du travail, de la supériorité de l’intelligence de la machine sur l’Homme, d’autres pensent que nous serons directement interfacés avec le Web par le biais d’électrodes. Il existe de multiples scénarios possibles, plus ou moins intéressants et plus ou moins souhaitables. Ce qui me paraît assez sûr, c’est que plus les machines seront puissantes, plus il faudra travailler sur ce qui fera le propre de l’Homme. Si les machines, l’intelligence artificielle, le big data sont plutôt capables de prolonger les tendances, ils ne peuvent, en revanche, ni penser les ruptures, ni donner du sens. Selon Bill Gates, on surestime l’impact du digital à court terme, et on le sous-estime à long terme. Finalement, la question principale est quelles sont les technologies acceptables pour les humains, quelle sont celles auxquelles on a envie de contribuer ? Ces technologies nous sont-elles imposées ? Ou peut-on être des auteurs et des acteurs du développement de celles-ci ? Ces technologies sont-elles open source et ouvertes afin que tout le monde puisse se les approprier ou sont-elles propriétaires et fermées ? Ce sont des vrais choix de société : être simplement des consommateurs ou des acteurs et des auteurs du futur.
Face à ces choix de société, la place de la formation des jeunes est interrogée…
La formation des formateurs est clé car les jeunes que l’on forme aujourd’hui formeront la prochaine génération en 2040. Entre 2017 et 2040, le besoin est de former des formateurs encore plus ouverts que la moyenne des gens : des chercheurs de solutions, des acteurs du changement, des citoyens engagés, des personnes capables de s’approprier ces nouvelles technologies. Et tout cela, en plus de choses plus traditionnelles comme l’accompagnement bienveillant des jeunes, la gestion des conflits au sein d’un collectif, etc. La compréhension des dynamiques du changement est fondamentale. Elles viennent de la technologie, de la recherche et de la formation. Le formateur doit être chercheur, comprendre et s’approprier les technologies, contribuer à en produire ou savoir quand les couper, c’est-à-dire avoir un regard critique. Les formateurs, ce sont l’ensemble des gens qui ont la responsabilité de l’accompagnement des jeunes : enseignants, animateurs périscolaires, parents…
Avec le numérique, et le flux continu et massif des informations, il y a une certaine remise en question de la place du « sachant » mais aussi du statut même du savoir. Ce qui pose, en creux, la question de la légitimité…
Traditionnellement, les personnes légitimes sont issues de la génération d’avant et/ou sont celles possédant des diplômes. Dans un monde où il y a une accélération de la production de connaissances et une démocratisation de l’accès, on s’interroge toujours davantage sur cette légitimité. Aujourd’hui, ce qui fait autorité peut ne plus être l’autorité hiérarchique d’hier. Le mot de Michel Serres, qui revient à l’étymologie du mot « autorité » – ce qui augmente, ce qui fait grandir – est probablement intéressant. Demain, nous serons, je pense, tous des citoyens actifs et engagés ; des acteurs et des auteurs ; des chercheurs et des personnes capables de questionner l’existant et de créer des solutions pertinentes à des problèmes qui nous toucheront en montant des collectifs qui auront s’auto-organiser. Cela peut sembler utopique mais en réalité il existe pleins de signes avant-coureurs de ce genre de choses aux quatre coins de la planète : des projets de sciences citoyennes, d’open source comme Wikipédia. Il faut cependant faire attention à la bêtise collective. Il existe des tas de bulles informationnelles dans lesquelles on peut s’enfermer. Sur Internet, on trouve le meilleur comme le pire. La notion d’esprit critique devient alors plus importante que jamais.
Comment former à cet esprit critique ?
Nous avons des biais cognitifs, des biais sociaux et des biais liés aux technologies. Ces trois types de biais, si nous n’en avons pas conscience, peuvent se renforcer et donner des choses très négatives (élire un président qui professe de fausses vérités). Parmi les biais cognitifs, citons ceux dits de confirmation : quand nous croyons intuitivement à quelque chose, nous cherchons des informations qui confortent notre pensée : « Il ne fait pas plus chaud qu’hier, nous cherchons des informations, nous tombons sur les sites climato-sceptiques, qui nous confortent et nous nous convainquons qu’il n’y a pas de réchauffement climatique. » Il a été montré que ce n’est pas tant le nombre d’années d’études scientifiques que l’on suit qui protège contre le fait de devenir climato-sceptiques ou créationnistes, c’est la curiosité. Et la capacité, quand on est curieux, à aller chercher l’information qui nous surprend et à changer de perspective. C’est là que la formation des formateurs est clé. Dans le monde éducatif, il y a aujourd’hui des enseignants qui invitent leurs élèves à comprendre la théorie du complot, à chercher en quoi elles sont manipulatoires. Et quand les élèves ont bien compris le mécanisme, ils élaborent eux-mêmes une théorie du complot pour montrer à quel point cela est facile de manipuler les autres (lire l’article p. 13). Cette capacité à développer un esprit critique face aux pubs, à certains discours politiques est extrêmement important. Le rôle des éducateurs s’en trouve renforcé… Les éducateurs seront plus nécessaires encore mais leur mission principale ne sera pas forcément la même. Pour faire simple, hier, leur mission consistait à transmettre des connaissances. Demain, il s’agira de transmettre des valeurs mais aussi une méthodologie, un esprit critique, une capacité à douter, à questionner l’existant, à aider les jeunes à se connaître eux-mêmes : être des mentors, comme dans l’Antiquité. Ce n’est pas si nouveau mais du temps de Socrate, cela s’est mal terminé. Un mentorat bienveillant, ce n’est pas tout connaître ni imposer ses solutions, c’est accompagner le jeune dans ses explorations.
Quels sont les enjeux pour un mouvement d’éducation populaire comme la Ligue ?
Quand on a une histoire longue, on peut s’interroger sur le présent pour mieux se projeter dans l’avenir. La Ligue, qui a une des plus belles histoires du monde associatif et éducatif, a su se réinventer. Si elle s’interroge aujourd’hui sur ses valeurs fondamentales, son message et sa contribution au futur, alors, elle a de belles années devant elle. Mais ce sont aux acteurs de la Ligue de répondre à ces questions. S’interroger sur comment s’incarnent ces valeurs, ce n’est pas se questionner sur ce qu’on faisait hier ni même aujourd’hui mais sur ce qu’on faisait il y a un siècle, quand on avait repéré un besoin dans la société, pour l’ensemble de la population, des jeunes… Aujourd’hui, la notion de citoyenneté doit être pensée à une échelle globale. Le rôle de la Ligue, qui est d’accompagner les citoyens dans leur émancipation, doit s’interroger sur les échelles de son action, sur les manières dont elle va former le citoyen du XXIe siècle et sur comment mettre les jeunes au coeur de ce questionnement, en co-construisant avec eux le monde de demain.
Propos recueillis par Ariane Ioannides
(Interview publiée dans Les Idées en mouvement n° 232 – été 2017)
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